« Une pensée est une chose aussi réelle qu'un boulet de canon » (Jourdan : 1754-1824)
Le mot fiction dérive du latin fingere. Comme le verbe latin, il renvoie, notamment, au mensonge (vx), mais aussi au fait imaginé (invention, imagination), spécialement à une création de l’imagination en littérature (Petit Robert). Il a logiquement pour antonymes réalité et vérité. Laissons la vérité pour une autre fois et restons-en à l’opposition fiction vs réalité. Encore une belle dichotomie. Celle-ci peut servir à affirmer la seule dignité ontologique de la réalité (et son sérieux) vs la futilité, même plaisante, et l’inconsistance ontologique de la fiction ; l’inverse peut être soutenu (plus rarement, par des artistes évidemment). Bien sûr, ce jugement ontologique contrasté va de pair avec un jugement axiologique, contrasté lui aussi (positif/négatif). Des esprits plus équitables et plus charitables peuvent, tout en valorisant positivement la réalité ainsi que la fiction, maintenir l’opposition sur le plan ontologique : ce sont les plus dangereux. Toutes ces positions ne remettent pas en cause la dichotomie, la séparation des domaines du réel et de l’imaginé.
Toutefois, la compréhension de ce qu’est la fiction, intuitivement, semble plus aisée que celle de la réalité (voir TLFI) et le champ de la fiction a pu se dilater, et les frontières devenir floues. Selon Wikipedia (à fiction) « Le philosophe Hans Vaihinger a développé dans La Philosophie du « comme si » (1911) une théorie selon laquelle toute connaissance, même scientifique, est fiction. Nous ne connaissons que les phénomènes, et construisons des modèles scientifiques pour les penser, mais ne pouvons pas à proprement parler connaître l’essence des choses… ». J. Lacan parlait de la « structure de fiction » de toute théorie. « Les questions suscitées par la relation entre réel et fiction ont amené entre autres à distinguer le “réel” irréductible à toute représentation et la “réalité”, toujours façonnée par des langages et donc toujours marquée de “fiction”. » (ibidem). Le mot de fiction en vient alors à s’appliquer à l’immense zone du représenté, alors qu’il avait un sens assez précis. Il est à craindre que la fiction ne soit partout et donc nulle part. Un roman relève du représenté et est une fiction ; une théorie, une connaissance organisée, relève aussi du représenté, mais on ne peut la qualifier de fictive. La distinction fiction/réalité est une distinction sociale pour répartir les pratiques et sur laquelle on ne peut guère philosopher.
Restons-en donc au sens commun et courant du terme de fiction, tout en reconnaissant qu’une bonne partie de ce qu’on appelle réalité relève des représentations que l’on s’en fait et non de la fiction stricto sensu, et qu’on essaie souvent de nous faire passer ces représentations pour le « réel » (substrat supposé, mais en dehors de la cognition représentative).
L’affirmation à l’emporte-pièce de Joubert s’en prend à une autre dichotomie, celle entre l’abstrait et le concret, entre le penseur et l’homme d’action, pour affirmer l’égale dignité ontologique des deux – et leur égale efficience sans doute (comparaison avec le « boulet ») - en les mettant, de ce point de vue, sur un même plan. On pourrait sans doute affirmer aussi que la fiction est aussi réelle que la réalité. Mais ces formules équatives (« aussi réelle ») sont bien abruptes, ne font quand même pas disparaître la dichotomie (laquelle relève du discret) et tendent à gommer la différence bien réelle (et non l’opposition dualiste) entre abstrait et concret, et entre fiction et réalité.
On pourrait penser que la fiction et la réalité, dans le sens de représentations non fictionnelles, sont complémentaires : plus exactement, elles ont autant de dignité ontologique, mais la fiction renvoie à des aspects et à des moments différents et propres, et indispensables sans doute, de la réalité globale en cours de constitution et dans laquelle se produisent des interactions, et même des osmoses : la fiction absolue étant peut-être inimaginable comme est inatteignable la réalité absolue (le « réel »?), nous évoluons sans doute dans les espaces-temps de la fiction dans/de la réalité et de la réalité dans/de la fiction, configurations d’une inclusion réciproque tensive et dynamique. « La ville d’Illiers servit de modèle à Marcel Proust pour le Combray de A la recherche du temps perdu. En hommage à la mémoire de l’écrivain, elle prit le nom d’Illiers-Combray en 1971 » (Petit Robert).