« Merci Patron ! » - Merci François Ruffin !

Dans le Club de Mediapart du 30/03/16, on trouve un article de Monestier intitulé « A propos du film ‘‘Merci Patron’’ » ; il a fait l’objet à ce jour d’une trentaine de commentaires - que j’ai tous lus – favorables ou défavorables (parfois violents). Mon opinion à l’égard de cet article est très défavorable, mais je ne veux pas ajouter un commentaire à cette liste et renchérir inutilement sur les critiques fort justes dans l’ensemble. Simplement quelques réflexions qui sont probablement provisoires, car l’affaire est compliquée. Il est pertinent de se demander à quel genre appartient« Merci Patron ! », et ce n’est pas évident. Toutefois, il convient de ne pas faire de la question du genre une question purement académique, dans un but de classement « administratif » et sclérosant. Les discours (verbaux, visuels) s’inscrivent, pour pouvoir être tenus, dans des genres : c’est une condition importante d’intelligibilité des discours ; mais il faut voir aussi que les genres (comme les espèces !) évoluent et qu’il y a co-évolution des genres et de l’intelligibilité en interaction.

Le film provoque la stupéfaction, voire l’incrédulité (temporaire), la jubilation et l’émerveillement. La possibilité de nouvelles formes de luttes abouties apparaît.
Ce n’est pas une fiction pour le contenu : l’histoire racontée est vraie de bout en bout et les personnages sont réels ; j’ai tenu à le vérifier en téléphonant directement à Fakir et le bonus de quatre pages que l’on trouve dans le Fakir n° 74 est on ne peut plus explicite ; j’y regrette toutefois la dénomination de « fable » qui fait penser à de la fiction pure. Comme dans la fiction on fait jouer aux personnages un scénario, mais où ils tiennent leurs propres rôles, en les filmant : il y a concomitance du déroulement/de la construction de l’histoire par les acteurs (réels) et de sa mise en film, de sa narration.
Ce n’est pas un documentaire, malgré la réalité des faits et des personnages : souvent, dans les documentaires, la réalité des faits préexiste au film qui la rapporte. Il y a bien sûr concomitance dans les reportages et commentaires en direct et surtout dans des enquêtes directes (caméra cachée etc.) où un journaliste courageux essaie de piéger des puissants de ce monde, mais pour faire des révélations : cela touche au savoir, à la vérité. Dans le film de Ruffin, il s’agit, plus pragmatiquement, d’actions (mais à partir du savoir sur LVMH). C’est le piège construit, à double détente, et réussi qui fait fait l’une des originalités du film.
Cette mixité, et non ambiguïté, rend le film difficile à classer dans un genre. Loin d’être un défaut, c’est peut-être un signe de créativité d’un genre, à l’opposé du classement gestionnaire en genres reconnus. Les genres, qui rendent possible l’expression, peuvent devenir sclérosants et la brider si on ne les fait évoluer. L’histoire littéraire, notamment, est remplie de ces transgressions entraînées par la rigidité des genres. On déclare inclassable dans un genre a priori ce qui en fait est sans doute un nouveau genre qui, on l’espère, sera illustré par de nouvelles productions.
La dénomination de « farce » est aussi inappropriée à la situation (voir définitions des dictionnaires). Une comédie ? Pas davantage. Je pense que ce qui a pu entraîner l’utilisation de ces termes, c’est la mise en scène en forme de comédie du film (division en actes, épilogue, présentation visuelle plaisante etc.), et c’est une autre originalité, qui a peut-être pu faire croire à une fiction ; bref, pour utiliser des termes universitaires, on a un énoncé constitué de faits absolument réels et une mise en scène énonciative relevant de la comédie. Mais cette mise en scène humoristique est indissociable du contenu : non seulement Bernard Arnault est entraîné dans un guet-apens fort bien monté et pas du tout immoral ou amoral (n’oublions pas tout de même le personnage de B.A. et ses actes), mais, avec un certain panache inhérent à l’action et non surajouté, il est complètement ridiculisé. Il faudrait aussi parler du rythme et de la légèreté de ce film qui concourent à son efficacité sémantique et pragmatique. On est loin des documentaires pathétiques et compassionnels qui ne débouchent sur rien avec ce film où tout est vrai, en temps réel, et qui manifeste une force comique indissociable du propos socio-politique et de la réussite de l’entreprise. Ne considérer que l’aspect ludique de ce film (farce, blague etc.) revient à affaiblir (ou nier) la portée réelle de ce film. Allons plus loin dans le même sens : la catégorisation sérieux vs ludique est mise à mal dans « Merci Patron ! ». Il n’y a pas une alliance du sérieux et du ludique, il n’y a pas un côté ludique et un côté sérieux dans ce film qui suggère que dans le sérieux il y a du ludique. Et cela n’est pas dévalorisant, au contraire ; nous sommes là dans une pensée complexe qui tente de dépasser les dichotomies pour faire des opposés des termes indissolublement unis et en interaction dynamique.
Le film de F. Ruffin, de bout en bout, est drôle, sensible sans l’habituel pathos, et diablement intelligent et efficace, si l’on veut bien en tirer une « leçon », car cette histoire particulière a évidemment une portée et une efficacité générales qui pourraient bien donner une nouvelle vigueur aux changements nécessaires. Le genre est ouvert : à suivre…

Comments

comments powered by Disqus