Le Mythe d'Érysichthon

Le mythe d’ ÉRYSICHTHON (Les Métamorphoses d’Ovide, Folio classique, Gallimard 1992, livre VIII, p. 281-286, traduction de Georges Lafaye)

R. Résumé – C. Commentaire

R. Le personnage est un mécréant sacrilège. Celui-ci s’en prend à un chêne sacré séculaire, d’une taille gigantesque, consacré à Cérès et en qui se cache une « nymphe très chère à Cérès ». L’arbre-nymphe saigne sous la hache et prédit à Érysichthon un prompt châtiment : sous les coups, il s’abat, écrasant une grande partie des arbres voisins, et meurt. Les Dryades (la nymphe-arbre est leur sœur), tout comme la forêt, sont frappées par cette perte.

C. Cela « n’annonce » pas bien sûr une certaine idéologie écologiste actuelle qui ne fait que retrouver l’animisme antique (le terme « écocide » est parlant, calqué sur les termes en -cide) ; ce respect du vivant s’abreuve aux croyances antiques - toujours plus ou moins présentes chez les gens de la terre… et les poètes, confortées par les sciences de la vie actuelles. La science a retrouvé et justifié à sa façon le « tout vit » qui est un ressenti primordial. Certes, on n’offense plus des divinités en agressant la nature (la « planète »), mais on l’affaiblit, elle et tout ce qui en dépend, et il faut la protéger, elle et tout ce qui en dépend, dont nous. Toutefois le discours mythique n’est pas loin : le sacré est lisible dans les propos écologistes (on « sanctuarise » des lieux), comme l’animisme : les catastrophes sont ressenties, autant que comme des réactions de l’inerte, comme des vengeances de la nature, animée donc. La Terre est toujours la mère de tout ce qui vit, et même existe ; la co-existence des créatures qu’elle héberge est fragile et peut être déstabilisée comme c’est le cas de nos jours, mais la Terre, elle, demeure toute-puissante et n’a nul besoin d’être protégée, si ce n’est pour permettre à certaine espèce de perdurer. La Terre n’est pas la terre. Voir aussi « Aux origines de l’écocide : le mythe d’Érysichthon » par Judith Josse-Lafon (Web).

R. Les Dryades demandent à Cérès, qui accepte, le châtiment du coupable. Elle en invente un, terrible : « livrer son corps aux tourments ravageurs de la Faim » et comme « les destins ne permettent pas que Cérès et la Faim se rencontrent », la mission est confiée à une Oréade : celle-ci doit ordonner à la Faim « de pénétrer dans le sein criminel du sacrilège ; qu’elle ne se laisse pas vaincre par l’abondance des aliments et qu’elle lutte avec moi jusqu’à ce qu’elle triomphe de ma puissance ». <suit la description horrible de cette monstrueuse divinité>. L’Oréade transmet le message de loin, car même à distance « elle croit sentir les atteintes de la faim ». La Faim accepte : « La Faim, quoique toujours contraire à l’oeuvre de Cérès, exécute ses ordres ».

C. Cérès et la Faim, deux déités inconciliables qui ne peuvent, par un décret du destin, se rencontrer car leurs objectifs sont absolument opposés : nourrir vs affamer ; elles ne sont pas dans le même monde, et ne peuvent communiquer, d’où la nécessité d’un messager <l’Oréade, déité de la montagne et la Faim habite le Caucase en Scythie>. La Faim accepte la mission, mais il faut noter la tournure concessive (« quoique toujours contraire à l’oeuvre de Cérès »). Il s’agit là d’une exception, c’est dire la gravité du crime, laquelle autorise cette transgression juridico-cosmologique exceptionnelle. La réalisation de la mission se présente comme une lutte entre Cérès qui fournira à Érysichthon les aliments en abondance et la Faim qui empêchera le rassasiement. Pour que le châtiment se réalise, la Faim doit triompher de Cérès ; La victoire de celle-ci résidera dans son échec face à la Faim. Après la concession, le paradoxe. L’’histoire n’est pas banale, mais ces traits sémantiques se retrouvent chez Ovide (tel personnage devenant impie à force de piété).

R. Dans une sorte d’accouplement monstrueux décrit avec force détails, la Faim répand dans le corps endormi d’Érysichthon « le besoin de la nourriture ». Encore endormi, il rêve qu’il mange « cherche des aliments. Il agite en vain ses mâchoires, fatigue ses dents sur ses dents, tourmente son gosier trompé par une nourriture imaginaire et, au lieu d’un repas, dévore sans profit l’air impalpable »

C. Pourquoi cette véritable infestation a-t-elle lieu pendant le sommeil, le sommeil paradoxal  (É. « rêve qu’il mange »)? Ce passage est troublant et significatif : cette fringale qui va se transformer en boulimie insatiable a été enracinée dans l’inconscient du dormeur, lieu du désir et elle en devient inexpugnable ; un psychothérapeute – à supposer qu’il y en eût ! - ne serait d’aucun secours, car on est ici dans le domaine de la loi divine punissante et imprescriptible. De nos jours, on pourrait dire que cette boulimie sans fin a été inscrite dans son ADN ! En lisant le détail de cet accouplement, on ne peut pas ne pas penser aussi aux figures démoniaques des succubes et incubes (valeur sexuelle). En outre, cela préfigure ce qui va se passer dans l’état de veille où la nourriture réelle, sans valeur nutritive, sera comme du vide, à l’image de la nourriture imaginaire du rêve (thématique du vide).

R. Éveillé, il se fait apporter des quantités énormes de nourriture qui ne le rassasient pas, au contraire « plus son estomac engloutit et plus augmentent ses désirs » <comparaison avec la mer qui boit tous les fleuves sans pouvoir apaiser sa soif, avec le feu qui dévore tout ce qu’il peut sans s’arrêter, rôle de ces comparaisons ?> ; « toute nourriture l’excite à en vouloir davantage ; il fait sans cesse le vide en lui à force de manger. ». <Comparer avec Tantale sur la même thématique : celui-ci, aux Enfers, n’arrive pas à atteindre la nourriture, à celui-là, dans le monde des vivants, l’excès de nourriture ne profite en rien>. Érysichthon consomme ainsi tout son patrimoine sans assouvir sa faim cruelle. Ne lui reste que sa fille, Mnestra, qu’il va vendre, malgré elle, à plusieurs reprises. En effet, celle-ci a le don de pouvoir de se métamorphoser à volonté (grâce à Neptune) et de reprendre sa forme première. Elle échappe ainsi à des maîtres successifs et fournit à son père« des aliments acquis par la fraude ».

C. Il est rare qu’il y ait des successions de métamorphoses pour un même personnage (vs Protée) et que les métamorphosés reprennent leur forme initiale. De plus, même si Neptune favorise les métamorphoses, il est aussi question d’un don, d’un pouvoir de Mnestra. La métamorphose dans ce chapitre consacré à Érysichthon n’a pas le même statut qu’ailleurs dans l’ouvrage, ni la même « couleur » stylistique : le passage concernant Mnestra est nettement humoristique dans une histoire tragique et la métamorphose ne clôt pas le récit, comme bien souvent, dans un style noble, tragique ou pitoyable. Les métamorphoses permettent au père de récupérer sa fille et de la revendre , on est dans la comédie, mais, symboliquement, ce qu’Érysichthon mange, c’ est la chair de sa chair.

R. Enfin, dans l’excès de la souffrance sans cesse croissante, Erysichthon se tournant vers une autre pâture « se mit à déchirer lui-même ses propres membres à coups de dents ; l’infortuné nourrit son corps en le diminuant »

C. Dernière étape avec cette autophagie au sens étymologique et symbolique - et non biologique. Ce récit, comme bien d’autres de l’ouvrage, invite à interprétation. Cérès, divinité de l’agriculture, des moissons, et qui a été identifiée avec Cybèle, déesse mère, pourvoit à la subsistance des hommes. Érysichthon l’a offensée gravement. Il va être non pas privé de l’accès à la nourriture (comme Tantale) mais gavé par une surconsommation qui se relance d’elle-même sans pouvoir être satisfaite (il ne peut se remplir, comme le tonneau des Danaïdes). Il finit, dans la folie, par se dévorer lui-même (se suicider). Il s’agit ici d’une seule personne mais qui vaut contre-exemplum générique. Les ressemblances avec la dangereuse situation actuelle de notre monde sont trop évidentes pour être explicitées. On pourrait dire que le mythe a valeur prophétique, si on veut…

On pense bien sûr à Ronsard, à ces vers très connus de l’élégie Contre les bûcherons de la forêt de Gastine : «Escoute, Bûcheron (arreste un peu le bras)/Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas,/Ne vois-tu pas le sang lequel degoutte à force/Des nymphes qui vivoyent dessous la dure escorce ?). Le reste est moins connu : outre des références aux croyances antiques en relation avec des thèmes littéraires gréco-latins, et intimement mêlées à ceux-ci, apparaissent des préoccupations que l’on pourrait qualifier d’écologiques : la déforestation entraînant la destruction de l’habitat des animaux et favorisant le développement de l’agriculture et la fin du silence, de l’inspiration poétique. Des propos philosophiques, prophétiques et résignés terminent cette élégie : « De Tempé la vallée sera un jour montagne,/Et la cyme d’Athos une large campagne,/Neptune quelquefois de blé sera couvert./La matière demeure, et la forme se perd. ». On notera que le début de cette élégie évoque le mythe d’Érysichthon et le transpose. « La faim d’Erisichton » devient ici le désir insatiable et destructeur de posséder. C’est le châtiment que le poète appelle sur ces destructeurs de forêts.

On peut mettre ce mythe en relation avec celui de Midas, plus célèbre et plus facile à interpréter. Ce roi meurt de faim parce que tout ce qu’il touche, selon son vœu exaucé, se transforme en or. Cette sotte cupidité qui mène à une inanition pourtant prévisible ne concerne ici qu’un personnage mais qui a valeur d’exemple ici aussi, ce qui permet des généralités : la cupidité de certains qui transforment tout en profit appauvrit les ressources de beaucoup d’autres, faisant naître la famine; de plus Midas est incompétent culturellement, d’où ses oreilles d’âne qu’il cache mais qui seront révélées et publiées, via le serviteur, par la nature.Voir aussi La Faim de Knut Hamsun.

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